
« Le projet de la modernité reste inachevé au Maroc », « la légitimation de la violence persiste encore » et « une ambivalence entre le discours et les pratiques des marocains monte en créneau ». Ce sont les grands titres qui ont émané des discussions menées en date du 14 Janvier 2022, lors de la table ronde organisée en partenariat entre le Centre Menassat pour les Recherches et les Etudes Sociales et l'Association Tahadi pour l'Egalité et la Citoyenneté au siège de la Fondation Tahar Sebti.
L’activité qui a été animée par Souad Taoussi, experte dans les questions du genre, a connu la présence effective de la présidente de l’Association ATEC MME Bouchra Abdou, du professeur sociologue à la Faculté de Dhar Lmahraz à Fès Mohcine Rahouti. Le chercheur et sociologue Aziz Mechouat. Et le lauréat de JIL dans sa première version Mehdi.Jaâfar qui est également doctorant chercheur en sociologie.
Rahouti : Un projet de modernité inachevé
Pour le sociologue Mohcine Rahouti : « On ne peut parler d’une liberté individuelle sans parler d’une liberté du corps de la femme. On ne peut évoquer la liberté de culte sans parler des considérations que la religion a imposé à la femme et à son corps ». Donc tout se rattache et se croise d’une manière ou d’une autre avec le sujet de la femme, a estimé Mohcine Rahouti.
A cette issue, Rahouti s’est posé la question de la corrélation entre le thème des libertés individuelles et le thème de la femme mais surtout le thème des violences à l’égard des femmes ?
A cet égard, il stipule que la situation de la femme marocaine peut-être bonne ou mauvaise en proportion avec la situation de sa liberté dans une société déterminée. Ce qui signifie qu’autant les libertés et les droits sont octroyés, autant la situation de la femme sera meilleure.
Les réflexions autour de l’amélioration de la situation de la femme sont certes, au cœur des intérêts de tous les acteurs, associatifs, civils, civiques et politiques, remarque Rahouti. Mais, les efforts fournis ne sont pas au niveau des attentes au vu de la situation et les conditions dans lesquels vivent encore les femmes, et au vu des rapports qui font état des violences à l’égard des femmes.
Le rapport sur les libertés individuelles a décelé des indices qui démontrent des violences symboliques contre les femmes. Rahouti a insisté sur deux indices :
- Premièrement l’indice de modernité qui demeure un projet inachevé, car il y’ a une ambivalence claire au niveau des points de vue des marocains. On donne l’exemple du taux des personnes qui croient aux principes des droits des humains et qui représentent 10% uniquement contre 90% qui n’y croient pas. On a décelé une ambivalence à ce niveau car ces personnes n’ont pas encore tranché entre l’idée d’adopter les principes des droits humains et ceux de la religion, tout en restant unanimes à l’idée qui stipule qu’il faut adopter les droits humains mais dans le respect des préceptes religieux.
Cette ambivalence a un effet direct sur la situation de la femme et sur les violences contre les femmes, car on peut considérer que ce sont des acquis réversibles, dans le sens ou la femme est toujours cloisonnée dans des considérations religieuses qui délimitent son champ de liberté et entravent ses droits.
- Deuxième indice est celui de la citoyenneté. Les marocains se présentent comme étant des musulmans avec un taux de 51.1%. L’identité liée à la religion signifie qu’elle prime, or que l’identité citoyenne est une nécessité qui permettra d’assurer des avancées en droits des humains et des femmes surtout.
Aujourd’hui, il devient nécessaire d’insister sur une approche globale face à la situation de la femme, qui repose sur les principes de modernité, sur le principe de citoyenneté mais aussi sur le principe des libertés individuelles. En plus, il faut une collaboration de toutes les parties concernées pour œuvrer unanimement à l’amélioration de la situation de la femme, conclut Mohcine Rahouti
Le corps individuel et le corps communautaire : quelle légitimité ?
Lors de son intervention dont le titre « La liberté du Corps entre l’individualité et les normes de la collectivité », la réflexion du sociologue Aziz Mechouat s’est basée sur une lecture dans les résultats de l’étude menée par Menassat sur « Les Libertés individuelles ».
Aziz Mechouat remarque que tous les croisements effectués avec la variable du sexe, ont démontré que les femmes ont marqué une certaine résistance au changement, et ce en comparaison avec le sexe masculin. En effet, pour des questions qui se rattachent au port du voile, la virginité, l’éducation sexuelle au sein des établissements scolaires, ou l’article 490 qui pénalise les relations sexuelles consensuelles, etc…) les femmes sont plutôt réservées et conservatrices des valeurs religieuses et traditionnelles, elles sont les gardiennes du temple.
Par exemple, pour la question du port du voile, 65% est le taux des femmes qui sont pour le port du voile. 68% est aussi le taux des femmes qui considèrent que les femmes qui s’exhibent dans la rue sont peu vertueuses et irrespectueuses.
Pour comprendre cette situation Mechouat suppose l’hypothèse suivante : « Malgré toutes les transformations opérées dans la société et les avancées réalisées par les femmes, il y’a toujours des incorporations chez la femme autour de la représentation de son corps que je désignerai par « le corps légitime».
Pour le sociologue, les femmes sont toujours cantonnées dans des idéologies religieuses et des représentations stéréotypées autour du corps. Un état de fait qui s’explique selon lui par des considérations sociales qui voient que le corps de la femme est une propriété collective. Et si jamais elle sort du moule du conformisme, elle sera sanctionnée.
Les femmes ne font que reproduire des idéologies autour du corps qui sont directement inspirées des représentations sur le corps telles que pensées par la collectivité.
Mechouat estime que le corps est un microcosme qui traverse toutes les sphères de la société. Preuve en est le corps et ses représentations glissent dans diverses structures des sociétés humaines et cela va de soit pour la société marocaine.
Ces glissements trouvent leur origine dans la domination masculine qui considère que la femme et son corps sont une propriété collective. Mechouat estime que cette domination relègue la femme au second plan, et cette situation explique toutes ces représentations et ces habitus (Bourdieu) que les femmes ont incorporé et qui se traduisent dans leur point de vue et leur comportements.
Malgré donc toutes les mutations opérées dans la société marocaine (la transition démographique, la famille nucléaire, l’urbanisation, la féminisation de la main d’œuvre) ces dernières s’arrêtent lorsqu’il s’agit de la femme et de son corps. On ne parle plus de transformations quand on est devant le corps de la femme, elle demeure toujours une propriété de la collectivité, estime Mechouat.
Les violences à l’égard des femmes sont étroitement liées au corps. Et tant que ce dernier est « la propriété légitime de la collectivité », les violences se représentent comme légitimes. La notion de l’honneur est étroitement liée au corps de la femme, ce dernier qui est délimité par la notion de l’interdit du « Halal et Haram ». Toutes ces notions sont rattachées à la collectivité. Si jamais il y’a une violation de l’honneur, ou aux valeurs du Halal et Haram, la femme est sanctionnée, ce qui n’est pas considéré en tant que « déséquilibre », mais plutôt une légitimité. Dans ce sens la responsabilité des violences est imputée à la femme.
Pour conclure Mechouat estime que pour construire un individu, il faut instaurer les valeurs des libertés individuelles et le respect des droits des humains et surtout ceux des femmes.
Mehdi : Ambivalence entre le discours et les pratiques
Si Mohcine Rahouti a insisté sur un projet de modernité inachevé, et Aziz Mechouat a insisté sur une légitimation de la violence qui persiste, Mehdi Jaâfar a aussi mis le point dans son intervention sur une ambivalence entre le discours et les pratique des marocains.
En effet, les résultats de la recherche sur les Libertés Individuelles ont débloqué beaucoup de paradoxes chez les marocains. Ces derniers vacillent entre les valeurs de modernité, et entre les idéologies traditionnalistes traversées par le volet religieux. Toutes les considérations sociales donnent la priorité à la religion qui est toujours le moteur de toutes les pratiques.
Pour Jaâfar les personnes qui s’opposent aux principes des libertés individuelles et des droits humains, présentent souvent comme alibi le principe de la religion.
Jaâfar a mis le point sur le fait que le Maroc a réalisé des avancées vers les valeurs de modernité certes, cependant il reste attaché aux valeurs religieuses qui entravent le processus de développement. Cet état de fait Jaâfar le résume en un mot « La déchirure ».
Il explique que lors de l’enquête sur les Libertés Individuelles, on avait tellement de difficultés à délimiter l’identité du marocain. Tantôt ce dernier prône les valeurs de modernité, tantôt, il se cantonne dans des valeurs traditionnalistes qui trouvent leur origine dans la religion.
Les résultats de la recherche ont révélé des taux importants d’enquêtés qui ont confirmé la pratique de relations sexuelles consensuelles, et ce même en temps qu’ils refusent l’abrogation de l’article 490 qui pénalise ces relations. La cause généralement avancée pour ce refus est littéralement « l’interdiction de la religion pour la pratique de telles relations ».
De ce fait Jaâfar considère que le problème se résume dans le dilemme suivant : les politiques religieuses s’orientent en opposition à la réalité sociale. Ce qui signifie que les transformations sociales puisent leur origine dans les principes de l’ouverture de mœurs et de la modernité, cependant quelques politiques adoptées par l’état puisent leur origine dans les principes religieux qui entravent le développement.
Jaâfar estime que si un pays veut concrétiser des avancées économiques et sociales, cela ne peut se réaliser que dans le respect des droits humains, et cela va de soi pour le volet social. Car explique-t-il, personne ne pourra faire confiance ni investir dans un pays qui ne respecte pas les droits de ses citoyens.
Pour conclure Mehdi Jaâfar recommande à ce que le code législatif soit révisé et ce dans le respect des exigences de la constitution. Aujourd’hui il est clair que les politiques religieuses ne servent pas à faire avancer le processus de développement dont a adhéré le Maroc. Les législations doivent aussi prendre en considération les différentes transformations perçues dans la société, et qui prônent le principe des libertés individuelles, d’où les principes de respect des droits des humains ce qui implicite également le respect des droits des femmes.