La recherche en sciences sociales est victime d’une vision « techniciste », se contenter de procédures techniques de localisation de la science et la connaissance est une approche défaillante, et la recherche scientifique en sciences sociales nécessite un climat institutionnel « incubateur et encourageant », sont les grandes conclusions tirées de la rencontre interactive qui a rassemblé plusieurs directeurs et présidents de centres de recherches en sciences sociales, le 24 Novembre 2023, au Novotel Mohammedia.
La rencontre interactive s’inscrit dans la continuité des efforts du centre Menassat, pour ouvrir et enrichir les débats autour de la recherche scientifique. La rencontre était une occasion pour élaborer une réflexion globale autour de l’état des lieux de la recherche scientifique en sciences sociales, que cela soit à l’intérieur ou à l’extérieur de l’université marocaine.
La rencontre organisée par le Centre Menassat pour les Recherches et les Etudes Sociales a connu la présence du directeur de Menassat Aziz Mechouat, Mohammed Ababou, directeur du Centre de Sociologie et de Psychologie à l’Université de Fès, Rokia Achmal, membre du Bureau Exécutif de l’Observatoire Marocain pour la Participation Politique, Saadeddine Igamane, directeur du Centre Interdisciplinaire des Sciences Sociales. A également pris part à la rencontre, à travers une intervention virtuelle, Mohammed Masbah, directeur du Morroccan Institute for Policy Analysis. La rencontre a été modérée par les deux chercheurs principaux et membres fondateurs du Centre Menassat, professeur Mouhssine Mohammed Rahouti, et professeur Abderrahmane Zakriti.
ABABOU : La recherche en sciences sociale est victime d’une vision techniciste :
Dans son intervention, Mohamed Ababou a passé en revue l'histoire de l'émergence et du développement des laboratoires de recherche en sciences sociales au Maroc et comment ils s'adaptent aux transformations sociales, notamment les politiques et stratégies que le Maroc adopte pour encadrer la recherche en sciences sociales. Il a insisté sur la nécessité de restructurer ces centres de recherche qui souffrent encore d'une faible production scientifique.
L'intervenant a attribué cette faiblesse au contexte de l'Université marocaine et aux obstacles créés par ses lois, qui sont d’ordre organisationnels et bureaucratiques. Ces derniers imposent des limites particulières qui étouffent les laboratoires de recherche en sciences sociales et provoquent une hétérogénéité au niveau des expériences et de la production scientifique, en plus d'une faiblesse des financements internes. Ababou s'est arrêté sur le monopole d’une « vision du laboratoire issue des sciences exactes sur la perception de la recherche scientifique à l'université, ce qui n'est pas compatible avec la nature de la recherche scientifique en sciences sociales, qui impose aux laboratoires de recherche une sorte de dépendance à une vision technique qui est due en grande partie à des perceptions dérivées des sciences exactes sans tenir compte de la spécificité de la recherche en sciences sociales.
Au terme de son intervention, Ababou a donné un aperçu sur l'expérience de la réflexivité au niveau temporel et de l'impact de ce passage de la réflexivité individuelle vers la réflexivité collective, sur les résultats de la recherche scientifique. Il a également évoqué quelques points importants sur lesquels il faut s’arrêter afin d'améliorer le statut de la recherche en sciences sociales au Maroc. IL résume ces derniers dans la nécessité de disposer d'équipes scientifiques et de recherches cohérentes et spécialisées, la nécessité de créer des équipes spécialisées, outre la nécessité de séparer les laboratoires des projets scientifiques des établissements.
Aziz Mechouat : La localisation de la science n’est pas une procédure technique
De son côté, le directeur du Centre Menassat a passé en revue les circonstances de l'émergence et les étapes de développement des centres de recherche au Maroc et leur lien étroit avec les évolutions du milieu incubateur, sur les plans politique, social et économique. Mechouat a déclaré que la localisation de la science dans une société n'est pas un processus purement technique, mais que cette localisation devrait plutôt s'inscrire dans un modèle culturel qui élève les connaissances scientifiques dans le but de rationaliser la société à tous ses niveaux sociaux, politiques et économiques.
En rapport à cela , Mechouat a présenté les résultats préliminaires d'une recherche exploratoire menée par le Centre Menassat pour la recherche et les études sur un échantillon de centres de recherche et de laboratoires en sciences sociales. Les résultats de l'enquête ont porté sur 154 laboratoires universitaires ou affiliés à des institutions officielles et 40 centres opérant en dehors de l'université. Parmi les résultats préliminaires, les données ont révélé que 79,38% de ces centres appartiennent à l'université ou à des institutions officielles. En termes de répartition géographique, 53,06% de ces centres sont situés dans la capitale, Rabat, et 10% à Casablanca. Le reste est départagé sur les autres régions du Maroc. En ce qui concerne les laboratoires inclus dans l'enquête Menassat, le pourcentage des laboratoires affiliés à l'Université Mohammed V de Rabat est de 23,38%, suivi de l'Université de Fès avec plus de 15% des structures de recherche en sciences sociales.
La représentation de la sociologie reste faible, à seulement 2,04% contre 20,41% pour les sciences. Quant à la langue de travail, l'arabe et le français dominent avec des pourcentages similaires dont 39% pour chacun. Aziz Mechouat a également présenté la répartition quantitative des centres en termes de forme finale de production scientifique et de type d'activités exercées par les centres de recherche au Maroc.
Mechouat a aussi indiqué que la rencontre interactive demeure une étape préliminaire pour réfléchir la production scientifique en sciences sociales au Maroc, que cela soit à l'intérieur ou à l'extérieur de l'université. Il a aussi ajouté qu'il faudrait saisir les opportunités de développement, et assurer les moyens pour accroître les capacités productives et l'efficacité de cette production scientifique. En tenant égard à l’importance de la science et du savoir dans leur forme institutionnelle et de leur rôle dans la rationalisation et la construction d’une société basée sur les données scientifiques, ce qui contribuerait à des prises de décision judicieuses.
Rokia Achmal : Les Ressources humaines sont de mise pour l’amélioration des centres de recherche
Lors de son intervention, Rokia Achmal a souligné l'importance du capital humain et l'impact de l'ingénierie des ressources humaines et matérielles sur le rythme de production et sur la mobilisation du soutien financier pour l'institution. Elle estime que la raison de l'échec de la plupart des recherches de ces centres est due au manque de structures, d’experts et de techniciens, ce qui entraîne une perturbation des fonctions de gouvernance et une perte d’opportunités de recherche de partenaires potentiels, d’obtention de projets et de soutiens financiers. L'intervenante a souligné que la faiblesse des mécanismes de communication et l'accès limité à ces centres via Internet sont parmi les principales raisons qui creusent l'écart entre la faiblesse de la production scientifique et qui accroissent la vulnérabilité et la fragilité, ainsi que la position de ces centres.
Concernant le caractère limité de la recherche scientifique au Maroc, l'intervenante a ajouté que les lois mises en vigueur et la faiblesse de la politique nationale en matière de recherche scientifique en sont les causes directes, outre le manque de ponts de communication. S’ajoute à cela, le partage d'expériences entre institutions publiques et privées, ce qui réduit les chances des institutions à caractère volontaire pour participer à certaines recherches. La production dans les sciences sociales nécessite un soutien financier important et constant, explique Achmal.
Au terme de son intervention, Achmal a recommandé d'améliorer l'initiative, l'ouverture et la communication entre les institutions de recherche, et la soumission des cadres spécialisés à des cours habilitants visant à renforcer leurs capacités dans le domaine des projets de recherche en ingénierie, en plus du partage d'expériences, a-t-elle souligné. La nécessité de coordonner avec d'autres centres et de bénéficier du climat numérique, puis instaurer les bases d’une gouvernance flexible, qui repose sur les principes de transparence et d'intégrité conclut-elle.
Mohammed Masbah : La relance des centres de recherche nécessite un environnement institutionnel incubateur
Dans le même contexte, et à travers une intervention virtuelle, Mohamed Masbah, directeur du Morroccan Institute for Policy Analysis, a insisté sur la fragilité de l'environnement de travail des centres de recherche au Maroc. De ce fait, et malgré plus de trente ans après l’émergence des centres de recherche, ces derniers souffrent encore de vulnérabilité. L’intervenant attribue cela à un certain nombre de facteurs, dont le plus important est peut-être l’environnement politique général.
Masbah a déclaré que les centres de recherche ne peuvent prospérer que dans un environnement politique libre et démocratique qui connaît une sorte de confiance et d'interaction positive entre les décideurs, la société civile et les intellectuels. Masbah s'est concentré sur le défi de la durabilité lié aux bailleurs de fonds et à l'environnement opérationnel de ces centres. Il a souligné que la stratégie des bailleurs de fonds au niveau mondial prend en compte les opportunités de transformation démocratique dans un pays particulier et tient également à son compte l’irréductibilité de ces pays aux rangs inférieurs. Ces critères font que le Maroc et ses institutions de recherche publiques et civiles ne figurent pas parmi les priorités des grands bailleurs de fonds internationaux.
Quant à l'environnement de la société civile, étant donné que les centres de recherche externes aux universités font partie intégrante de la société civile, l'intervenant affirme que le tissu de la société civile souffre surtout de problèmes majeurs liés à l'institutionnalisation et au professionnalisme. La majorité des centres ont des déficits en termes de ressources humaines, car, la plupart des chercheurs et des travailleurs de ces centres ne poursuivent pas leur fonction, par manque de compétitivité salariale.
Le professeur Masbah a conclu, en soulignant l'importance du travail conjoint entre les centres de recherche, car ce travail a des effets positifs sur la capacité des institutions à obtenir et à utiliser des ressources et des subventions financières, ainsi qu’à faire face aux défis auxquels les centres sont confrontés.
Saad Eddine Igamane : La flexibilité est de mise pour la réussite des centres de recherche :
A travers son expérience au sein de l'Institut interdisciplinaire des sciences sociales, Saadeddine Igamane affirme que les centres de recherche souffrent de plusieurs problèmes dont les plus importants sont les contraintes de temps, les contraintes de financement et dans certains cas les problèmes liés à la gouvernance.
Igamane, a ajouté que l'objectif de créer un centre de recherche indépendant de l'université est une complémentarité pour celle-ci. Ceci représente plus de flexibilité de travail, et qui se manifeste par la candidature à des projets, par la compréhension des phénomènes sociaux et l'ouverture à de nouvelles formes d'activités de plaidoyer basées sur des données de terrain via des outils tels que les Policy Papers.
Igamane a souligné que les centres de recherche externes à l'université se caractérisent par une flexibilité de travail, surtout s'ils gagnent en crédibilité d’action. Igamane estime que la présence de collègues spécialisés issus de tout le territoire national constitue une force, qui s'ajoute à la capacité de ces centres à attirer des chercheurs étrangers, en plus de la capacité à franchir les frontières entre les différentes spécialisations, la liberté de former des équipes scientifiques selon la thématique du projet de recherche, et la liberté de travailler en collaboration avec des centres et des laboratoires.
Au terme de son intervention, Igamane a mis l'accent sur l'importance de la structuration et du professionnalisme dans la gestion des ressources humaines et matérielles. Il a aussi ajouté que pour réaliser une institutionnalisation, il faudrait définir les objectifs stratégiques du centre, en suivant les procédures juridiques, les réseautages et en développant des partenariats qui reposent sur l’engagement.
Pour rappel, la rencontre interactive a été initiée par Menassat qui est une institution de recherche et une organisation à but non lucratif basée à Casablanca, au Maroc. Le centre vise à mener des recherches approfondies visant à développer des idées pionnières et à appliquer différentes approches aux problèmes sociaux, que ce soit aux niveaux local, national ou régional. Menassat fonctionne comme une plateforme scientifique ouverte pour offrir un espace de recherche, présenter des études et stimuler les débats, capable de rassembler les activités académiques et celles de la société civile. La mission principale de la structure est de développer des recherches sociologiques clés, de mener des recherches de terrain, d'apporter une expertise et des analyses objectives et de les présenter aux décideurs, universitaires, représentants de la société civile et à toutes les parties intéressées. Menassat se compose de nombreux chercheurs éminents qui déterminent la feuille de route et les axes de recherche de l'institution. La diversité des formations et des orientations de recherche des membres permet à l'institution de disposer de capacités scientifiques spécialisées. De plus, les chercheurs qui composent l'organisation travaillent à l'élaboration du programme de recherche, des stratégies et des formes de coopération avec d'autres partenaires. Menassat se compose de chercheurs appartenant à divers domaines des sciences humaines, notamment des chercheurs principaux, des assistants et des collaborateurs.